Danseur et chorégraphe congolais, Dorine Mokha, 31 ans, codirecteur d’ART’gument Project et artiste associé aux Studios Kabako, auteur de plusieurs spectacles en RDC et dans le monde, a succombé des suites d’un paludisme aggravé d’une hépatite en début du mois de janvier 2021. Le monde artistique a rendu des hommages vibrants au créateur d’« Entre deux ». Retour sur la vie et les œuvres qui ont fait connaître ce grand créateur et ce fervent militant dans le monde entier, qui a pris beaucoup de risques, notamment dans ses luttes pour les droits des personnes LGBT, mais aussi l’écologie ou contre le traitement des employés dans les mines et la prédation des puissants.
Artiste engagé — ce qu’il réfutera pendant toutes les interviews qu’il a accordées — Dorine Mokha, a développé depuis 2011 une œuvre féconde sur différents thèmes de la société congolaise où il dénonce les réalités qui gangrènent son pays, mais pas que. « Pour moi, le concept artiste engagé est de trop. L’engagement doit faire partie intégrante de son travail.
D’une manière ou d’une autre, en tant que personne, on s’engage pour quelque chose. Pour la famille, notre vie, l’environnement, il y a toujours une forme d’engagement. Après, l’artiste décide de son propos », déclarait-il lors d’un entretien en 2017. Était-il destiné à devenir l’artiste de renommée internationale qu’il est devenu ? Peu d’éléments portent à le croire. Ce natif de Lubumbashi, 1989, titulaire d’une maîtrise en Droit social et économique de l’Université de Kisangani, semblait se diriger vers une carrière de bureaucrate jusqu’à ce que sa passion pour l’art l’emporte face à la raison.
Débuts et ascension entre danse et production audiovisuelle
Dès 2009, il commence la danse en autodidacte, avec les Studios Kabako à Kisangani. Mais avant, c’est bien à travers la télévision, dans sa petite enfance, qu’il tombe sous le charme de la danse. À l’âge de 12 ans, il forme les groupes de danses Aaliyouh puis Baby Boys, avec un groupe d’amis. À Kisangani, il rencontre Faustin Linyekula, son grand complice durant plusieurs années. En 2010, il crée Reclus avec Papsher Kikuni, œuvre présentée à Kinshasa et à Kisangani la même année. Des formations par des locaux et internationaux parachèvent l’épanouissement de Dorine. Il côtoie Faustin et Papy Ebotani, le Tunisien Hafiz Dhaou, Ula Sickle (Canada[1]Belgique, 2010), Andréya Ouamba (Sénégal – Congo-Brazzaville, 2011) et en 2012 Boyzie Cekwana (Afrique du Sud) et Sylvain Prunenec (France). Entre[1]deux (2013), « Entre deux… » (2013), et « Entre deux II : Lettre à Guz » (2015) constituent ses trois pièces principales, qui lient l’intime et des sujets d’une autre dimension. « Mes créations ont souvent un caractère autobiographique.
J’aborde beaucoup de thématiques sociales et politiques », confirme-t-il en août 2020, lors d’une interview avec le site rue223.com. La même année, il assiste Faustin, qu’il accompagne au festival Theaterformen à Hanovre pour sa première européenne dans Drums and Digging, et participe à une académie internationale de jeunes artistes du théâtre, de Kinshasa à Hanovre
En 2013, il obtient son master en droit économique et social, en dédiant son mémoire à « La problématique de la protection des œuvres musicales face aux NTIC en RDC », mais il va refuser de suivre la carrière de juriste. Il en fera le sujet de son film Entre deux I, sorti en juin 2013. Déjà confirmé sur le plan national, Dorine Mokha continue son chemin. Après sa bourse de l’Akademie Schloss Solitude (2014) à Stuttgart, dans le cadre du programme Africa in Solitude, il rencontrera la sud-africaine Désiré Davids et le pianiste français Nicolas Mondon avec qui il signe Trio sans titre, une coproduction Pamoja. Les années suivantes se révéleront encore plus fastes en termes de collaborations et de créations.
En 2015, il coproduit « Dinozord ». Franck Moka, l’un des auteurs de « Nzela Ya Mayi », présenté en première au Hebbel Theater à Berlin et la chorégraphe allemande Monika Gintersdorfer l’invitent à rejoindre l’équipe de « Mobutu chorégraphie » pour sa première africaine. 2017 est marquée par sa participation à un séminaire modéré par la critique Sylvie Martin Lahmani au Festival d’Avignon en juillet, et sa chaise dans le Jury du Zürcher Kantonalbank Prize du Festival Suisse Zürcher Theater Spektakel en août-septembre.
Avec sa structure ART’gument Project, cofondée avec le musicien Franck Moka, il initie et anime, à partir de 2014, de multiples ateliers, échanges et évènements sur la culture et la danse, entre Lubumbashi, Goma, Kisangani et Bukavu. « Comment survivre ? Je voyage, je gagne de l’argent à l’étranger, puis je reviens au pays et j’essaye d’offrir des ateliers gratuitement. Je veux présenter mon travail, parce que je ressens aussi le besoin de parler à mon pays, » déclarait-il au sujet de sa philanthropie.
L’oratorio « Hercule de Lubumbashi » (2019), co-dirigé par l’artiste suisse Elia Rediger, et consacré aux mines du Congo, sera son dernier coup de maître. En 2020, Dorine participe à diverses œuvres audio et vidéo en collaboration avec, entre autres, les Studios Kabako, Kisangani, le Zürcher Theater Spektakel, Zürich ; et, enfin, avec la Fondation Thyssen-Bornemisza Art Contemporain, Madrid. Il monte sur scène une ultime fois, le 5 novembre 2020, lors de la projection-performance lushoise d’Hercule de Lubumbashi.
Le matin du 8 Janvier 2021, Dorine décède, à Lubumbashi, sa ville natale, des suites d’un paludisme aggravé par une hépatite, laissant, inachevé, son recueil de poèmes, qui sortira sous le label du Café Littéraire de Missy (CALM). Lors de l’une de ses dernières interviews, il déclara « Après ma mort, je souhaiterais que les gens retiennent que, toute ma vie, j’ai cultivé l’amour et la tolérance autour de moi, que je me suis battu contre l’injustice, que j’ai utilisé mon art pour être une voix pour les autres et pour moi-même. J’ai rêvé d’un Congo meilleur et j’ai contribué à mon niveau pour son développement durable. J’ai risqué ma vie pour pouvoir vivre ma vérité, être et accepté qui j’étais. »
Hommages et souvenirs
Au cours de sa courte, mais très intense carrière, Dorine Mokha a, côtoyé, en République démocratique du Congo ou ailleurs, des artistes, des opérateurs culturels, des formateurs en art ou encore des artistes débutants. Son aura qui a traversé les frontières s’est manifestée quelques heures après l’annonce de son décès jusqu’au jour de ses funérailles. À Kinshasa, une cérémonie d’hommage a mobilisé les artistes à l’Académie des Arts. Le Centre d’Art Waza de Lubumbashi a, quant à lui, réuni sur Zoom, des artistes du monde entier pour partager leurs souvenirs et rendre hommage à Dorine.
« C’est une grande perte, on a perdu un cerveau, un génie dans le monde culturel congolais. On garde l’énergie, parce que si on reste plongés dans la douleur, c’est comme si l’on enterrait cette énergie qu’il avait. C’était une personne très intelligente, très déterminée et très travailleuse. C’était mon frère, il m’a connu quand j’avais 13 ou 14 ans, j’étais sa petite sœur. Il a écrit des chansons pour moi, c’était un frère, c’était un vrai humain, c’était un grand artiste. Je pense que la RDC a perdu quelqu’un de très important, il avait un combat, il se battait pour ça » déclare Céline Banza, la star montante de la musique congolaise. (Prix RFI découverte 2019), elle avait des projets avec l’artiste parmi lesquels un film.
Véronique Poverello, opératrice culturelle à Waza, a dressé pour Buzzz Magazine le profil artistique de l’artiste qu’elle a accompagné pendant de longues années, dans ses productions et ses projets. « Dorine était un artiste sensible, très engagé, même s’il disait ne pas l’être, dans le sens où il mettait un point d’honneur à défendre son droit d’exister ou d’exercer son art. Il s’est beaucoup engagé dans des actions humanitaires, des orphelinats par exemple, donc son engagement était aussi bien artistique que social. »
« Dans son travail, il se donnait à fond sur ses projets, quand il travaillait avec les autres. Très passionné, parfois même trop passionné, ce qui n’est pas en soi une mauvaise chose. Un artiste complet et qu’on aimerait avoir à Lubumbashi et qui nous manquera. »
Véronique ajoute encore : « Artistiquement, son héritage c’est de renforcer les collaborations, c’est un des rares artistes qui a énormément collaboré avec les autres. Que ça soit les artistes débutants ou des confirmés, il a travaillé avec tous ces artistes qui avaient des projets qui cadraient avec sa vision. Il a apporté beaucoup de projets intéressants comme “Hercule de Lubumbashi”, sur lequel Waza a été et est encore collaborateur. Il était le moyen central de ces collaborations. Accepter les autres et les inviter avec toi, c’est une ouverture qu’il a apportée. Avec sa sensibilité, il arrivait à mêler ses choix personnels à son travail artistique, il a montré qu’être artiste, c’est déjà une manière de vivre ».
Joseph Kasau, jeune vidéaste lushois, a accompagné Dorine sur ses dernières œuvres. Il estime que « c’était un grand humain. Il y avait du respect malgré nos différends. Il a aidé les gens dans la discussion, la recherche, financièrement, il donnait tout. Il souffrait beaucoup, à mon avis, et dans cette solitude que lui imposait la société, il avait besoin de l’autre, il a trouvé le refuge dans son travail artistique qu’il faisait merveilleusement bien. »
Prix et Récompenses
- Lauréat Danse l’Afrique Danse 2014- 2016 par l’Institut français et la fondation TOTAL (France)
- Lauréat Boursier Africa in Solitude 2014- 2015 par l’Akademie Schloss Solitude (Allemagne)
- Prix Lokumu du meilleur danseur de l’année décerné par Arts.cd, 2018 3e prix Festival Kidogo Kidogo Films 2014 par DL Multimédia (Lubumbashi, RDC)
Iragi Elisha pour Buzzz Magazine