« Conjurer le mauvais sort »
Au fait, d’où viennent ces habitudes ? Se souhaiter le meilleur et prendre de nouveaux engagements pour la nouvelle année est une manière de dominer ensemble nos peurs archaïques. Bref éclairage historique.
C’est une tradition immuable. On y croit sans trop y croire, mais on la respecte malgré tout. Aux 12 coups de minuit, on souhaite à ses proches la santé d’abord – parce qu’on a beau dire, c’est le vœu des vœux, puis le bonheur, la réussite, la prospérité… Selon une règle tacite, cet exercice de positivité, on peut le reproduire jusqu’à fin janvier, avec ses voisins, ses collègues de bureau, ses relations.
Dans le même temps, on s’engage à prendre pour soi-même de bonnes résolutions. Il s’agit de ne plus faire certaines choses, comme fumer, boire, manger avec excès, se mettre en colère, perdre patience… de ne plus se laisser aller à certains vices ou autres. Ou encore de réaliser enfin quelques-unes de ses aspirations trop longtemps remisées faute de volonté réelle (s’inscrire à un cours, militer pour une cause, refaire de la musique, se réconcilier avec une connaissance…). Bref : la vie prendra un tour meilleur pour tous, parce qu’on aura repris le contrôle. On se sera responsabilisé et raisonné.
Mais souvent, très vite, ces belles promesses seront oubliées, ce moment charnière entre l’ancienne et la nouvelle année se dissoudra dans le quotidien et son cortège d’activités et de tracas. Et tout reprendra comme avant.
Pourquoi, alors, continuer et se soumettre à ce qui s’apparenterait à un rite social, une obligation formelle, voire hypocrite ? Ce moment des vœux et des grandes résolutions peut-il être plus important qu’il n’y paraît ?
Premiers vœux des Babyloniens
De fait, le terme vœu, dérivé du mot latin votum, qui désigne « une promesse faite aux dieux en échange d’une faveur demandée ou accordée », puise sa source loin dans l’histoire. Il y a plus de 4 000 ans, pendant 12 jours, les Babyloniens organisaient processions, cérémonies d’allégeance envers leur roi ou couronnaient un nouveau monarque. Cette fête de l’Akitu était adressée aux dieux. En échange de leurs prières, les Babyloniens espéraient des bienfaits pour les mois à venir. Ce rituel avait lieu en mars, pendant la période des nouvelles semailles.
Il faut attendre Jules César, en – 46 avant un autre J.-C., et l’instauration du calendrier julien pour que le 1er janvier marque le début de la nouvelle année. À cette date, les Romains honoraient Janus, le dieu aux deux faces, l’une tournée vers le passé, l’autre vers l’avenir. C’était le moment aussi où les Romains faisaient leurs comptes. Une habitude conservée : « Janvier est le mois des bilans comptables, celui où les sujets et les entreprises évaluent leurs échecs et leurs réussites, règlent leurs dettes, regardent leurs faillites en face et affichent leurs objectifs », analyse le philosophe Stéphane Floccari.
Conjurer le mauvais sort
Et si nos vœux laïcisés n’ont plus de liens avec les divinités, un fond de superstition persiste malgré tout. « En souhaitant le meilleur à l’autre, il y a quelque chose d’un peu fou. À la manière d’un dieu, on veut conjurer le mauvais sort, aller contre le destin, qui peut amener des soucis de santé », note Laurence Devillairs. « On est sommé de chasser l’an passé et d’accueillir l’an nouveau, en évitant à tout prix que les fantômes de l’année écoulée viennent hanter et compromettre l’arrivée des bienfaits tant attendus », écrit Stéphane Floccari dans son livre Nietzsche et le nouvel an (Encre marine), où il analyse par ailleurs le rapport du philosophe allemand aux fêtes de fin d’année. Dans le livre IV du Gai savoir, Nietzsche formule le vœu d’être celui qui dit oui à la vie et proclame son « amor fati », amour du destin tel qu’il est, avec ses difficultés et ses embûches.
Car derrière les pratiques entourant le passage à une nouvelle année se cache une peur essentielle, celle de l’angoisse du lendemain et de notre infortune. C’est dans l’échange avec autrui et l’atmosphère de joie festive qu’on trouve les moyens de trouver « une forme de réconfort et de solidarité, une source d’espérance et de courage », poursuit Stéphane Floccari. Dans ses Propos sur le bonheur, encore, Alain appelait ainsi lors des vœux à « la bonne humeur » et à sa contagion comme antidote à la peur en soi et pour soi : « Voilà ce qu’il faudrait offrir et recevoir (…), la vague de bonne humeur s’élargira autour de vous, allégera toutes choses et vous-même. »
Les résolutions de Descartes
L’exercice des résolutions participe de cette même volonté de dominer cet effroi existentiel, de le maîtriser par la parole et des actes. « Derrière ce mot s’expriment à la fois une détermination morale et la résolution d’un problème, d’une tension en soi », souligne Stéphane Floccari. Resolvere signifie d’ailleurs en latin dénouer, retirer les nœuds.
René Descartes est l’un des premiers philosophes à avoir creusé le sujet et montrer son importance vitale. À quelle règle, en effet, se fier alors qu’on est cerné par le doute ? Il faut faire des choix et éviter l’irrésolution, répond-il. Denis Moreau, auteur de Célébration du cogito (Seuil), de préciser : « Dans la troisième partie du Discours de la méthode, Descartes explique, à l’aide d’une image, que nous sommes comme un voyageur perdu en forêt, qui ne peut que se mettre en route plutôt que de rester sur place ; et, une fois la direction choisie, le mieux est de tout mettre en œuvre pour la conserver, plutôt que de tournoyer. Être résolu, c’est donc privilégier la constance et la persévérance. »
C’est aussi faire preuve de générosité envers soi, au sens pour le philosophe du XVIIe siècle d’une conscience intime qu’on a fait de son mieux. Se fixer des nouvelles résolutions, oui, mais pas trop hautes.
Bonne année 2025 !